Entrevista con Marcel Detienne.
Esta entrevista entre Marcel Detienne y Arnaud Villani fue publicada en la revista francesa de antropología cultural La Mètis, que dirigía por el aquel entonces Maryline Desbiolles (nº 9 « Les Noces », otoño 1992).
© : Marcel Detienne, Arnaud Villani et Maryline Desbiolles.
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Las bodas de la inteligencia y la astucia
"En esta entrevista se abordan las cuestiones de la inteligencia y la astucia, pero también de la arché: así, nos vemos retrotraídos al origen y a los principios, a lo que comienza y a lo que manda." (Maryline Desbiolles, noviembre de 2008).
Arnaud ViIlani : Pourrais-tu résumer brièvement l'évolution de ta recherche ?
De la pensée religieuse à la pensée philosophique
Marcel Detienne : Au départ ce qui m'intéressait le plus c'était le passage de la pensée religieuse à la pensée philosophique : comment ces discours de la rationalité grecque, et en particulier la philosophie elle-même sont-ils institués, dans quel contexte et par rapport à quoi ? C'était en même temps d'explorer toute une série de configurations où les éléments sont mêlés. D'autant plus que j'avais choisi les Pythagoriciens comme fil conducteur, et que leur style philosophique consiste à utiliser une part de l'imaginaire religieux et des modèles de cette pensée. Il est important que la pensée philosophique et ses commencements soient inscrits dans un ensemble où les puissances sont structurées et organisées, on voit l'effet de cette pratique dans le Prologue du Poème de Parménide. Ensuite, j'ai beaucoup fait de la mythologie « en soi ». C'était le moment où Dumézil et Lévi-Strauss surtout constituaient la mythologie en un vaste ensemble, avec ce que cela implique pour les mythes grecs. Par là je me suis mis à l'écart d'une manière très sociologique que Gernet et Vernant actualisaient, et où les mythes devaient délivrer une certaine lumière sur une préhistoire sociale que nous ne connaissons pas. Étant donné que la cité surgit brutalement, comme la philosophie, sans qu'on la voie venir. L'enquête cherchait alors des résidus institutionnels dans des récits qui venaient semble-t-il nécessairement avant la cité, alors qu'en fait ces récits voyagent avec la cité ou à côté d'elle. L'approche lévi-straussienne consistait plutôt à faire travailler les mythes dans leurs rapports, leurs combinaisons, et à analyser les codes ou niveaux de signification…
A. V. : En un sens moins historique donc ?
M. D. : Ou plus largement historique : pas seulement l'histoire d'une époque, d'un moment, mais l'ensemble de l'histoire. En tous cas, la mythologie apparaissait autonome ; elle était en soi une pensée dont on analysait les cheminements propres. Un peu plus tard, j'ai choisi de travailler avec les anthropologues, en abandonnant la Grèce ou du moins en tâchant d'en sortir, en tant qu'elle élabore et expérimente des modèles que l'on retrouve ailleurs. C'est plutôt dans les systèmes polythéistes que les Grecs sont premiers, parce qu'ils ont fabriqué des dieux tout à fait remarquables et efficaces, mais en même temps, dans le monde entier, se découvrait la richesse, l'invention dans la mise en forme de ces êtres et populations surnaturelles. C'est dans cette direction que je me dirige actuellement.
A. V. : Une influence de Marcel Mauss dans cette recherche ?
M. D. : Oui, et de plusieurs manières. C'est un contemporain de Gernet. Son objet d'étude, outre les Grecs, comprenait les Indiens, le monde romain, celtique, germanique. Pas à la manière de Dumézil, qui subissait les contraintes d'un monde indo-européen, d'un champ linguistique déterminé, d'un modèle tripartite, tandis que Mauss n'a jamais fabriqué de modèle mais a exploré des catégories de pensée symbolique. Né sociologue, il est devenu anthropologue. Pour finir, le « fait social total » m'a influencé en ce que je laisse ma recherche la plus ouverte possible. Le champ religieux est un champ très déterminé, mais en Grèce il faut parler plutôt de dieux, de mythes et de mythologie que de religion. Alors j'analyse comment les Grecs font aussi du « politique » avec cela, et les formes de complicité entre un espace défini comme politique, et autre chose légitimant ce politique, et faisant appel à des dieux, des puissances, du symbolique.
A. V. : Les Maîtres de Vérité, Les Savoirs de l'écriture, les Tracés de fondation semblent faire revenir un thème particulier : l'inaugural.
La Grèce est le pays des commencements
M. D. : Oui, la Grèce est le pays des commencement. Les Grecs réfléchissent sur l'archè au sens d'inaugurer, ils se pensent comme des gens qui ont commencé toute une série de choses. L'attention se porte très vite chez eux sur l'inventeur, dans un temps des hommes, séparé, mais en même temps voisin de celui des dieux, sans être oblitéré par le poids de ces dieux. D'où une subtile enquête sur les manières d'inventer, et l'invitation à poser les questions de l'initium à partir du champ grec. D'ailleurs là où l'inaugural n'est pas majeur, cela pose des problèmes, on essaie de le voiler, on construit un montage qui permet d'éviter d'en parler. Les Japonais sont très fermés à ce qui peut relever de l'inauguration ; pour eux la continuité prévaut, comme un fonds invariable sous des modifications inessentielles.
Les Grecs, avec un certain nombre de sociétés (mais pas tellement) ont pensé le transformable : comment on change, comment on peut vouloir et penser le changement, le faire et le façonner.
A. V. : D'où les débuts supposés de la philosophie ? Car si cette transposition du mythe babylonien dans la première philosophie grecque existe bien, traduisant Tiamat en Chaos, puis en Apeiron, la préoccupation constante d'une première fondation appelle ce Chaos premier, et ce qui en rompt la continuité ?
M. D. : À ceci près qu'entre Tiamat et Apeiron, il y a une grande distance, beaucoup d'eau a coulé. L'apeiron est une catégorie tout à fait abstraite, je ne sais pas si elle peut provenir d'un corps. Cette hypothèse de Cornford reprise par Vernant (le mythe babylonien, ses deux transcriptions chez Hésiode, le Chaos, puis l'apeiron des Milésiens) est une hypothèse qui montre combien les Grecs ont travaillé plutôt sur des modèles conceptuels que sur des images mythiques. L'apeiron est aussi un concept mathématique, et s'il n'y avait pas eu l'astronomie géométrique, je me demande si l'apeiron aurait eu cette place chez Anaximandre. Il y a d'autres hypothèses : celle d’Havelock par exemple, auteur d'un grand nombre de travaux, qui a mené pendant quarante ans une enquête sur la façon dont la Grèce découvre la philosophie. Son idée provient en partie de Mac Luhan. Ce ne serait pas du tout par le politique, ou à travers des modèles conceptuels intermédiaires entre des cosmogonies babyloniennes et des cosmogonies grecques, mais par l'écriture alphabétique, l'alphabétisme que tout se serait déclenché.
La découverte de l'alphabet et la mutation de la pensée
Voilà qui est mystérieux, parce que ce processus est incontrôlable, si ce n'est que des cognitivistes cherchent aujourd'hui à voir ce que le passage à l'alphabétisme entraîne comme mutation dans l'activité intellectuelle. Mais Havelock pensait la naissance de la philosophie dans l'écart entre Homère et Platon, et toute sa lecture est une mise en scène de cette longue genèse, l'époque présocratique n'étant que le balbutiement de penseurs un peu innocents, incapables de maîtriser l'instrument très puissant que serait un système philosophique.
A. V. : II est tout à fait vrai qu'on assiste chez Platon à une récurrence de l'alphabet comme métaphore de fondation : paradigme des lettres, orthographe de la vertu, « schème » de l'héautopraxie…
M. D. : Le livre récent de Gaudin, Platon et l'alphabet, a exploré toutes les possibilités. Le problème est que si la découverte de l'alphabétisme a eu un effet aussi étonnant que de produire la philosophie, on peut se demander pourquoi une si longue latence entre l'émergence de l'un et l'apparition de l'autre. De plus les premiers philosophes sont bien les présocratiques, qui restent chez Havelock des intermédiaires gênants, qu'il aimerait oublier.
A. V. : Une idée ne devient parfaitement claire qu'au moment où elIe a perdu de son efficience. La récurrence de l'alphabet chez Platon est peut-être le signe que sa réeIle influence est quasi morte.
M. D. : Voilà en tous cas une autre manière de penser l'origine de la philosophie, dont les Américains ont retenu une indication intéressante sur la manière dont le cerveau fonctionnerait. Havelock n'a pas eu beaucoup d'influence en France, tandis que, en Italie, c'est lui qui a attiré l'attention sur les formes d'oralité dispersées dans les œuvres de la littérature grecque, mises par écrit après avoir été des productions orales.
A. V. : Je sais que tu considères qu'il y a une forte influence de la publicité propre à l'écrit sur la possibilité et la naissance du politique.
M. D. : Oui, mais le politique a façonné également l'écriture en retour. Havelock minimise cet aspect, qui comporte le principe de publicité, et les « technologies de l'intellect » qui se constituent à part et autour de l'écriture. En soi je ne la crois pas du tout plus efficace qu'autre chose, on a fait des expériences dans des sociétés qui n'avaient pas accès à l'écriture mais seulement à des graphismes, des idéogrammes, et au bout de dix ou quinze ans, pour autant, la philosophie n'est pas née dans ces sociétés. S'il suffisait d'injecter de l'alphabétisme dans un corps social… II y a eu rencontre… Mais mesurer les effets précis que cet instrument a pu avoir indépendamment de ce que les Grecs en ont fait dans leurs pratiques me paraît impossible. Médecine, géométrie, philosophie sont des émergences interdépendantes.
A. V. : Un peu le problème de Benveniste sur l'origine de l'ontologie dans son rapport à la grammaire grecque, et au verbe être ?
M. D. : Voilà, parce qu'il y a des choses qui sont là. Le tout est d'en faire usage.
A. V. : Il faut bien fonder aussi des formes grammaticales comportant le double sens du verbe être, et donc penser ontologiquement.
M. D. : Le travail de réflexion sur le langage, et son rapport à la réalité, les grammairiens philosophes du Vle siècle s'y emploient, donc ce n'est pas donné, ç'aurait pu rester en friche.
A. V. : Dans cette recherche de la fondation et de l'inaugural, que faire de la tendance, disons foucaldienne-derridienne, de reculer l'origine ?
M. D. : On peut toujours penser qu'on n'atteint pas l'origine, mais lorsqu'on entre dans des discours de l'arché, qui pensent l'origine, il faut bien en prendre acte.
A. V. : Une décision d'universalité ?
M. D. : C'est en effet un choix de cette culture-là que de se penser première par rapport à d'autres. Mais effectivement, jusqu'où ? On ne peut jamais dire avec certitude où commence le commencement, l'origine se démultiplie.
A. V. : Cela pourrait vouloir dire qu'ou fond cette idée assez répandue à l'époque structuraliste, est une idée « naturaliste ». Dans la culture et dans le problème des limites de l'homme il y a nécessairement décision d'universalité, décision de fondation, et c'est ce qui fait fondation.
Un moment à saisir
M. D. : II doit y avoir en effet un moment décisif, Révolution française ou autre, sans quoi persiste le sentiment que tout est mêlé, que les cultures sont immobiles, ou avancent sans bouger, parce qu'il n'y a pas d'instance, de personnage, de moments où soudain…
A. V. : Un moment à saisir, un kairos ?
M. D. : …Un point dans le temps où cela se présente favorablement, on ignore combien d'essais ont eu lieu auparavant, mais cela se fait du côté du fortuné, par bond.
A. V. : Nous sommes donc dans la ruse. Et chaque fois que j'ai réfléchi sur elle, notamment à partir de ton ouvrage avec J.-P. Vernant sur la Mètis, j'ai été conduit sur des chemins qui mènent vers l'histoire. Premier chemin : la ruse et le récit. D'un point de vue narratologique, le rusé est comme une table rase, n'ayant ni pouvoir, ni savoir, mais possédant un vouloir, et il s'insère, avec peu de moyens, dans le temps et grâce au temps, pour se rendre maître de lieux qui lui échappent. Morphologie typique de conte. D'où peut-être la complicité de la ruse et des récits populaires, cristallisée dans des personnages de récits littéraires : Ulysse, Panurge, Simplicius, Till.
M. D. : Bien sûr, la ruse a besoin de se raconter, de raconter des histoires. Mètis pour commencer, qui se fait « conter des histoires » par Zeus ! Le personnage qui incarne idéalement la ruse sur le mode de la parole et du récit, c'est Hermès, dieu du langage, parole faite dieu… et homme, car en même temps il a toutes les formes de subtilité, de duplicité, de capacité de se métamorphoser, de transformer les choses, que le malin peut rêver d'avoir. Je pense à Hermès parce qu'il est devenu chez les Stoïciens le Logos, particulièrement le Logos intérieur, mais aussi parce que, dans certains récits, il vient dire que les mots et le langage sont nécessairement dans la duplicité, qu'il n'existe ni pour les dieux ni a fortiori pour les hommes de langage de la transparence, que par conséquent il faut toujours démêler cet écheveau compliqué, ou bien au contraire en jouer, c'est-à-dire l'utiliser au maximum de ses possibilités, à commencer par les joutes verbales, les rapports de séduction.
A. V. : Une histoire des hommes, des pratiques, des récits, en somme une « invention du quotidien ». Et justement l'un des textes qui m'a le plus intéressé parce qu'il est un des seuls à reprendre conceptuellement l'analyse de la constellation que vous avez fait resurgir de l'oubli, c'est L'Invention du quotidien de Michel de Certeau. On y trouve quelques pages lumineuses sur une structure de la ruse, du type de la contraction mémorielle qui, insérée au moment voulu, pourrait ensuite produire une extension remarquable des forces et des lieux.
Les lieux où l'on passe, supports de narration
M. D. : J'ai aussi beaucoup aimé ce livre de Michel de Certeau, et je l'ai repris ces derniers mois pour deux ou trois choses, en particulier l'influence qu'il attribuait à l'organisation de l'espace, aux phénomènes de topologie, aux formes topographiques où les lieux par lesquels on passe deviennent les supports d'une narration. C'est sans doute l'ouvrage qui a le plus déployé les effets de la ruse oubliée dans les pratiques quotidiennes et contemporaines, et c'est aussi une approche de l'humanité dans des comportements dont la généralité semble extensible. Ce n'est pas seulement dans tel quartier aujourd'hui qu'il s'agit d'habiter, dans l'action, le moment…
A. V. : …d'habiter éventuellement l'inhabitable.
M. D. : Par une sorte de feinte, de compensation, de mouvement du corps qui déploie un espace improbable… J'imagine que si Michel de Certeau avait pu faire une enquête sur la manière dont on se démerdait dans le système soviétique pour vivre, avec toutes sortes de ficelles, il aurait trouvé là un terrain encore plus extraordinaire que celui qu'il a choisi, et qui est déjà exemplaire, puisque c'est dans une société dite bien organisée qu'il faut y avoir constamment recours.
A. V. : Donc il y aurait de la ruse un aspect tout-terrain, taciturne, minime ?
M. D. : Pour tout dire, une sorte de somnolence, tout en étant très éveillé. Et l'idée qu'on peut toujours d'une certaine façon compter là-dessus. Elle dépend des individus, mais c'est une disponibilité, une réserve. Je pense que l'animal humain doit en avoir un « bon paquet » pour être passé à travers tout. C'est aussi une dimension du philosophe comme personnage.
A. V. : Capacité de renverser et de se renverser. Le petit n'étant jamais après tout que du grand renversé. C'est une pratique populaire, renverser le Haut.
M. D. : Si on prend le monde imaginairement égalitaire que la Grèce proposait, on se dit qu'il n'y a pas de place pour cela, et c'est tout le contraire. Il n'y a pas dans l'espace politique d'affrontement de parole sans ce recours, et lorsqu'on plaide soi-même sa cause, il faut user de toutes les formes possibles de l'écoute, du langage, du droit et du non-droit, pour essayer de l'emporter. La perfidie n'est pas la victoire qui détruirait l'autre, mais un renversement.
A. V. : Je me demandais s'il n'y avait pas un deuxième chemin dans une approche de la ruse par l'intermédiaire de l'histoire, ce serait du côté de l'historial. La ruse aurait été une chance, assez tôt perdue, non pas dans le petit récit et la débrouillardise au jour le jour, mais dans les grands projets faisant intervenir des méthodes et des techniques qui semblent atteindre aujourd'hui leur limite, en tous cas leur point de réversion, dans le négatif et l'inquiétant. La ruse ne serait-elle pas une potentialité historiale en réserve pour relayer la Raison dans son grand trajet triomphal, glisser la possibilité de plus de modestie, d'intelligence plus minime, peut-être plus intelligente ?
M. D. : Mais je pense que ces grands laboratoires qui fabriquent les Nobel et en même temps les meilleurs produits sont très attentifs à tout ce qu'il y a de chaotique et d'improvisé là où tout devrait être géré. Bien sûr les procédures de vérification sont strictes, mais on peut en privilégier certaines, en inventer. Dans le champ scientifique le plus régulé se manifestent l'inventivité du chercheur et l'activité de jeu dans le calcul. J'entendais parler des physiciens entre eux, ils sont toujours à la recherche de ce qui peut défaire les modèles très rigides qu'ils emploient, les redistribuer, les faire couler dans d'autres…
La ruse débaptisée
A. V. : Ici, deux réactions. D'abord j'en viens à me demander si l'idée d'une disparition de la ruse notamment sous l'effet des coups platoniciens, n'est pas un effet d'optique, et si Platon lui-même ne l'a pas ingérée comme Zeus fait de Mètis ; et si la même chose ne s'est pas produite dans le devenir général de l'intelligence occidentale, qui aurait partout conservé la ruse en la débaptisant ?
M. D. : Je le crois aussi, je vois beaucoup plus nettement les choses de cette manière maintenant qu'il y a vingt ans : le Platon de la fin des Ruses de l'intelligence était alors un « méchant » qui tape sur les doigts de la ruse…
A. V. : Du Sophiste, du stratège, du pêcheur à la ligne !
M. D. : Et il était bon alors de battre sa coulpe et de lancer ses filets pour ramener toute une série de figures ou de formes de pensée qui méritaient apparemment une plus grande attention. Mais, en y revenant aujourd'hui, ce serait intéressant de voir combien, dans le système stoïcien, épicurien, et dans tout le discours qui va suivre, il persiste de ruse.
A. V. : À cette exception près quand même, et à ce moment-là ce ne serait plus une illusion d'optique, que l'essentiel, une sensibilité aux dangers représentés d'avance dans la technocratie aurait été progressivement éliminée, que l'homme aurait donc perdu son sens instinctif du danger (propre aux rusés du type chasseur : Agaguk, Derzou Ouzala) et qu'en emballant la machine technologique et de la pensée, on aurait oublié de potentialiser en même temps la nécessaire comparaison de l'avancée avec le but, et la nécessaire rétroaction de cette comparaison.
M. D. : L'avancée technologique va par phases. Nous sommes à la fin d'une phase où existait cette façon d'éclipser l'autre versant, qui en comporte d'ailleurs toute une série d'autres. Mais le changement technologique est aussi de l'invention qui ne trouve pas sa position achevée, et qui constamment se déséquilibre pour mieux trouver la faille, entrer dans un système autre, composer, compenser.
Complicité de la ruse et de la raison
A. V. : Une autre direction m'intéresse, paradoxale, une complicité que la ruse semble entretenir avec la raison, pour ceci que, même quand elle commence à être répudiée au nom d'impératifs éthiques, déjà dans le Philoctète, elle est « ce qui permet de sortir de la pire situation », donc une activité dotée de finalité, d'un Mieux, de cette grande finalité méliorative qui ne va plus cesser d'éblouir l'Occident. Si la raison est elle-même guidée par le principe du Mieux, la distinction entre ruse et raison ne devient-elle pas un artifice de la raison à son propre profit ?
M. D. : Dans la ruse, il y a des formes de rationalité. Calcul et raison ont partie liée. Et le partage qu'un philosophe a pu faire à l'intérieur d'un système n'a pas valeur pour la définition de la ruse en elle-même. L'art de calculer, de se déployer dans les configurations les plus ténues d'un espace, c'est alors non seulement mètis et noûs mais aussi phronêsis, prohairesis, argumentation…
A. V. : Finalement vois-tu la ruse pencher plutôt du côté d'une opération intellectuelle, d'une disposition affective, ou d'un compromis des deux ?
M. D. : On dit bien « avoir l'intelligence d'une situation » ; à la fois la sentir, et en esquisser toute la singularité (pas forcément sur une feuille de papier). Un mixte qui peut mettre tout l'accent sur des formes conceptuelles, formalisées, raisonnées. Les sceptiques par exemple sont très rusés, car ce sont eux qui font les meilleures objections et élaborent les meilleurs pièges à prendre les philosophes. Faire les objections idéales, c'est forcément entrer idéalement dans le champ de la situation. Et c'est au philosophe alors de comprendre et de se ressaisir.
A. V. : Je me demandais, peut-être naïvement, si le caractère global de la ruse et de cette intelligence dont la ruse et la raison ne seraient qu'aspects, n'était pas finalement un modèle général de l'agir. La ruse serait le chaînon longtemps manquant dans le modèle de l'agir en général.
M. D. : L'agir comme comportement général de l'être humain dans son milieu… Ce serait séduisant… presque biologique alors, un fondement fort et élémentaire, vital ou animal. Il est vrai qu'on peut toujours imaginer quelque Élysée lointain pour une population d'êtres inactifs, mais je ne connais pas de société qui se prive totalement de formes d'action.
Procedencia: http://pierre.campion2.free.fr/detienne_villani.htm
Esta entrevista entre Marcel Detienne y Arnaud Villani fue publicada en la revista francesa de antropología cultural La Mètis, que dirigía por el aquel entonces Maryline Desbiolles (nº 9 « Les Noces », otoño 1992).
© : Marcel Detienne, Arnaud Villani et Maryline Desbiolles.
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Las bodas de la inteligencia y la astucia
"En esta entrevista se abordan las cuestiones de la inteligencia y la astucia, pero también de la arché: así, nos vemos retrotraídos al origen y a los principios, a lo que comienza y a lo que manda." (Maryline Desbiolles, noviembre de 2008).
Arnaud ViIlani : Pourrais-tu résumer brièvement l'évolution de ta recherche ?
De la pensée religieuse à la pensée philosophique
Marcel Detienne : Au départ ce qui m'intéressait le plus c'était le passage de la pensée religieuse à la pensée philosophique : comment ces discours de la rationalité grecque, et en particulier la philosophie elle-même sont-ils institués, dans quel contexte et par rapport à quoi ? C'était en même temps d'explorer toute une série de configurations où les éléments sont mêlés. D'autant plus que j'avais choisi les Pythagoriciens comme fil conducteur, et que leur style philosophique consiste à utiliser une part de l'imaginaire religieux et des modèles de cette pensée. Il est important que la pensée philosophique et ses commencements soient inscrits dans un ensemble où les puissances sont structurées et organisées, on voit l'effet de cette pratique dans le Prologue du Poème de Parménide. Ensuite, j'ai beaucoup fait de la mythologie « en soi ». C'était le moment où Dumézil et Lévi-Strauss surtout constituaient la mythologie en un vaste ensemble, avec ce que cela implique pour les mythes grecs. Par là je me suis mis à l'écart d'une manière très sociologique que Gernet et Vernant actualisaient, et où les mythes devaient délivrer une certaine lumière sur une préhistoire sociale que nous ne connaissons pas. Étant donné que la cité surgit brutalement, comme la philosophie, sans qu'on la voie venir. L'enquête cherchait alors des résidus institutionnels dans des récits qui venaient semble-t-il nécessairement avant la cité, alors qu'en fait ces récits voyagent avec la cité ou à côté d'elle. L'approche lévi-straussienne consistait plutôt à faire travailler les mythes dans leurs rapports, leurs combinaisons, et à analyser les codes ou niveaux de signification…
A. V. : En un sens moins historique donc ?
M. D. : Ou plus largement historique : pas seulement l'histoire d'une époque, d'un moment, mais l'ensemble de l'histoire. En tous cas, la mythologie apparaissait autonome ; elle était en soi une pensée dont on analysait les cheminements propres. Un peu plus tard, j'ai choisi de travailler avec les anthropologues, en abandonnant la Grèce ou du moins en tâchant d'en sortir, en tant qu'elle élabore et expérimente des modèles que l'on retrouve ailleurs. C'est plutôt dans les systèmes polythéistes que les Grecs sont premiers, parce qu'ils ont fabriqué des dieux tout à fait remarquables et efficaces, mais en même temps, dans le monde entier, se découvrait la richesse, l'invention dans la mise en forme de ces êtres et populations surnaturelles. C'est dans cette direction que je me dirige actuellement.
A. V. : Une influence de Marcel Mauss dans cette recherche ?
M. D. : Oui, et de plusieurs manières. C'est un contemporain de Gernet. Son objet d'étude, outre les Grecs, comprenait les Indiens, le monde romain, celtique, germanique. Pas à la manière de Dumézil, qui subissait les contraintes d'un monde indo-européen, d'un champ linguistique déterminé, d'un modèle tripartite, tandis que Mauss n'a jamais fabriqué de modèle mais a exploré des catégories de pensée symbolique. Né sociologue, il est devenu anthropologue. Pour finir, le « fait social total » m'a influencé en ce que je laisse ma recherche la plus ouverte possible. Le champ religieux est un champ très déterminé, mais en Grèce il faut parler plutôt de dieux, de mythes et de mythologie que de religion. Alors j'analyse comment les Grecs font aussi du « politique » avec cela, et les formes de complicité entre un espace défini comme politique, et autre chose légitimant ce politique, et faisant appel à des dieux, des puissances, du symbolique.
A. V. : Les Maîtres de Vérité, Les Savoirs de l'écriture, les Tracés de fondation semblent faire revenir un thème particulier : l'inaugural.
La Grèce est le pays des commencements
M. D. : Oui, la Grèce est le pays des commencement. Les Grecs réfléchissent sur l'archè au sens d'inaugurer, ils se pensent comme des gens qui ont commencé toute une série de choses. L'attention se porte très vite chez eux sur l'inventeur, dans un temps des hommes, séparé, mais en même temps voisin de celui des dieux, sans être oblitéré par le poids de ces dieux. D'où une subtile enquête sur les manières d'inventer, et l'invitation à poser les questions de l'initium à partir du champ grec. D'ailleurs là où l'inaugural n'est pas majeur, cela pose des problèmes, on essaie de le voiler, on construit un montage qui permet d'éviter d'en parler. Les Japonais sont très fermés à ce qui peut relever de l'inauguration ; pour eux la continuité prévaut, comme un fonds invariable sous des modifications inessentielles.
Les Grecs, avec un certain nombre de sociétés (mais pas tellement) ont pensé le transformable : comment on change, comment on peut vouloir et penser le changement, le faire et le façonner.
A. V. : D'où les débuts supposés de la philosophie ? Car si cette transposition du mythe babylonien dans la première philosophie grecque existe bien, traduisant Tiamat en Chaos, puis en Apeiron, la préoccupation constante d'une première fondation appelle ce Chaos premier, et ce qui en rompt la continuité ?
M. D. : À ceci près qu'entre Tiamat et Apeiron, il y a une grande distance, beaucoup d'eau a coulé. L'apeiron est une catégorie tout à fait abstraite, je ne sais pas si elle peut provenir d'un corps. Cette hypothèse de Cornford reprise par Vernant (le mythe babylonien, ses deux transcriptions chez Hésiode, le Chaos, puis l'apeiron des Milésiens) est une hypothèse qui montre combien les Grecs ont travaillé plutôt sur des modèles conceptuels que sur des images mythiques. L'apeiron est aussi un concept mathématique, et s'il n'y avait pas eu l'astronomie géométrique, je me demande si l'apeiron aurait eu cette place chez Anaximandre. Il y a d'autres hypothèses : celle d’Havelock par exemple, auteur d'un grand nombre de travaux, qui a mené pendant quarante ans une enquête sur la façon dont la Grèce découvre la philosophie. Son idée provient en partie de Mac Luhan. Ce ne serait pas du tout par le politique, ou à travers des modèles conceptuels intermédiaires entre des cosmogonies babyloniennes et des cosmogonies grecques, mais par l'écriture alphabétique, l'alphabétisme que tout se serait déclenché.
La découverte de l'alphabet et la mutation de la pensée
Voilà qui est mystérieux, parce que ce processus est incontrôlable, si ce n'est que des cognitivistes cherchent aujourd'hui à voir ce que le passage à l'alphabétisme entraîne comme mutation dans l'activité intellectuelle. Mais Havelock pensait la naissance de la philosophie dans l'écart entre Homère et Platon, et toute sa lecture est une mise en scène de cette longue genèse, l'époque présocratique n'étant que le balbutiement de penseurs un peu innocents, incapables de maîtriser l'instrument très puissant que serait un système philosophique.
A. V. : II est tout à fait vrai qu'on assiste chez Platon à une récurrence de l'alphabet comme métaphore de fondation : paradigme des lettres, orthographe de la vertu, « schème » de l'héautopraxie…
M. D. : Le livre récent de Gaudin, Platon et l'alphabet, a exploré toutes les possibilités. Le problème est que si la découverte de l'alphabétisme a eu un effet aussi étonnant que de produire la philosophie, on peut se demander pourquoi une si longue latence entre l'émergence de l'un et l'apparition de l'autre. De plus les premiers philosophes sont bien les présocratiques, qui restent chez Havelock des intermédiaires gênants, qu'il aimerait oublier.
A. V. : Une idée ne devient parfaitement claire qu'au moment où elIe a perdu de son efficience. La récurrence de l'alphabet chez Platon est peut-être le signe que sa réeIle influence est quasi morte.
M. D. : Voilà en tous cas une autre manière de penser l'origine de la philosophie, dont les Américains ont retenu une indication intéressante sur la manière dont le cerveau fonctionnerait. Havelock n'a pas eu beaucoup d'influence en France, tandis que, en Italie, c'est lui qui a attiré l'attention sur les formes d'oralité dispersées dans les œuvres de la littérature grecque, mises par écrit après avoir été des productions orales.
A. V. : Je sais que tu considères qu'il y a une forte influence de la publicité propre à l'écrit sur la possibilité et la naissance du politique.
M. D. : Oui, mais le politique a façonné également l'écriture en retour. Havelock minimise cet aspect, qui comporte le principe de publicité, et les « technologies de l'intellect » qui se constituent à part et autour de l'écriture. En soi je ne la crois pas du tout plus efficace qu'autre chose, on a fait des expériences dans des sociétés qui n'avaient pas accès à l'écriture mais seulement à des graphismes, des idéogrammes, et au bout de dix ou quinze ans, pour autant, la philosophie n'est pas née dans ces sociétés. S'il suffisait d'injecter de l'alphabétisme dans un corps social… II y a eu rencontre… Mais mesurer les effets précis que cet instrument a pu avoir indépendamment de ce que les Grecs en ont fait dans leurs pratiques me paraît impossible. Médecine, géométrie, philosophie sont des émergences interdépendantes.
A. V. : Un peu le problème de Benveniste sur l'origine de l'ontologie dans son rapport à la grammaire grecque, et au verbe être ?
M. D. : Voilà, parce qu'il y a des choses qui sont là. Le tout est d'en faire usage.
A. V. : Il faut bien fonder aussi des formes grammaticales comportant le double sens du verbe être, et donc penser ontologiquement.
M. D. : Le travail de réflexion sur le langage, et son rapport à la réalité, les grammairiens philosophes du Vle siècle s'y emploient, donc ce n'est pas donné, ç'aurait pu rester en friche.
A. V. : Dans cette recherche de la fondation et de l'inaugural, que faire de la tendance, disons foucaldienne-derridienne, de reculer l'origine ?
M. D. : On peut toujours penser qu'on n'atteint pas l'origine, mais lorsqu'on entre dans des discours de l'arché, qui pensent l'origine, il faut bien en prendre acte.
A. V. : Une décision d'universalité ?
M. D. : C'est en effet un choix de cette culture-là que de se penser première par rapport à d'autres. Mais effectivement, jusqu'où ? On ne peut jamais dire avec certitude où commence le commencement, l'origine se démultiplie.
A. V. : Cela pourrait vouloir dire qu'ou fond cette idée assez répandue à l'époque structuraliste, est une idée « naturaliste ». Dans la culture et dans le problème des limites de l'homme il y a nécessairement décision d'universalité, décision de fondation, et c'est ce qui fait fondation.
Un moment à saisir
M. D. : II doit y avoir en effet un moment décisif, Révolution française ou autre, sans quoi persiste le sentiment que tout est mêlé, que les cultures sont immobiles, ou avancent sans bouger, parce qu'il n'y a pas d'instance, de personnage, de moments où soudain…
A. V. : Un moment à saisir, un kairos ?
M. D. : …Un point dans le temps où cela se présente favorablement, on ignore combien d'essais ont eu lieu auparavant, mais cela se fait du côté du fortuné, par bond.
A. V. : Nous sommes donc dans la ruse. Et chaque fois que j'ai réfléchi sur elle, notamment à partir de ton ouvrage avec J.-P. Vernant sur la Mètis, j'ai été conduit sur des chemins qui mènent vers l'histoire. Premier chemin : la ruse et le récit. D'un point de vue narratologique, le rusé est comme une table rase, n'ayant ni pouvoir, ni savoir, mais possédant un vouloir, et il s'insère, avec peu de moyens, dans le temps et grâce au temps, pour se rendre maître de lieux qui lui échappent. Morphologie typique de conte. D'où peut-être la complicité de la ruse et des récits populaires, cristallisée dans des personnages de récits littéraires : Ulysse, Panurge, Simplicius, Till.
M. D. : Bien sûr, la ruse a besoin de se raconter, de raconter des histoires. Mètis pour commencer, qui se fait « conter des histoires » par Zeus ! Le personnage qui incarne idéalement la ruse sur le mode de la parole et du récit, c'est Hermès, dieu du langage, parole faite dieu… et homme, car en même temps il a toutes les formes de subtilité, de duplicité, de capacité de se métamorphoser, de transformer les choses, que le malin peut rêver d'avoir. Je pense à Hermès parce qu'il est devenu chez les Stoïciens le Logos, particulièrement le Logos intérieur, mais aussi parce que, dans certains récits, il vient dire que les mots et le langage sont nécessairement dans la duplicité, qu'il n'existe ni pour les dieux ni a fortiori pour les hommes de langage de la transparence, que par conséquent il faut toujours démêler cet écheveau compliqué, ou bien au contraire en jouer, c'est-à-dire l'utiliser au maximum de ses possibilités, à commencer par les joutes verbales, les rapports de séduction.
A. V. : Une histoire des hommes, des pratiques, des récits, en somme une « invention du quotidien ». Et justement l'un des textes qui m'a le plus intéressé parce qu'il est un des seuls à reprendre conceptuellement l'analyse de la constellation que vous avez fait resurgir de l'oubli, c'est L'Invention du quotidien de Michel de Certeau. On y trouve quelques pages lumineuses sur une structure de la ruse, du type de la contraction mémorielle qui, insérée au moment voulu, pourrait ensuite produire une extension remarquable des forces et des lieux.
Les lieux où l'on passe, supports de narration
M. D. : J'ai aussi beaucoup aimé ce livre de Michel de Certeau, et je l'ai repris ces derniers mois pour deux ou trois choses, en particulier l'influence qu'il attribuait à l'organisation de l'espace, aux phénomènes de topologie, aux formes topographiques où les lieux par lesquels on passe deviennent les supports d'une narration. C'est sans doute l'ouvrage qui a le plus déployé les effets de la ruse oubliée dans les pratiques quotidiennes et contemporaines, et c'est aussi une approche de l'humanité dans des comportements dont la généralité semble extensible. Ce n'est pas seulement dans tel quartier aujourd'hui qu'il s'agit d'habiter, dans l'action, le moment…
A. V. : …d'habiter éventuellement l'inhabitable.
M. D. : Par une sorte de feinte, de compensation, de mouvement du corps qui déploie un espace improbable… J'imagine que si Michel de Certeau avait pu faire une enquête sur la manière dont on se démerdait dans le système soviétique pour vivre, avec toutes sortes de ficelles, il aurait trouvé là un terrain encore plus extraordinaire que celui qu'il a choisi, et qui est déjà exemplaire, puisque c'est dans une société dite bien organisée qu'il faut y avoir constamment recours.
A. V. : Donc il y aurait de la ruse un aspect tout-terrain, taciturne, minime ?
M. D. : Pour tout dire, une sorte de somnolence, tout en étant très éveillé. Et l'idée qu'on peut toujours d'une certaine façon compter là-dessus. Elle dépend des individus, mais c'est une disponibilité, une réserve. Je pense que l'animal humain doit en avoir un « bon paquet » pour être passé à travers tout. C'est aussi une dimension du philosophe comme personnage.
A. V. : Capacité de renverser et de se renverser. Le petit n'étant jamais après tout que du grand renversé. C'est une pratique populaire, renverser le Haut.
M. D. : Si on prend le monde imaginairement égalitaire que la Grèce proposait, on se dit qu'il n'y a pas de place pour cela, et c'est tout le contraire. Il n'y a pas dans l'espace politique d'affrontement de parole sans ce recours, et lorsqu'on plaide soi-même sa cause, il faut user de toutes les formes possibles de l'écoute, du langage, du droit et du non-droit, pour essayer de l'emporter. La perfidie n'est pas la victoire qui détruirait l'autre, mais un renversement.
A. V. : Je me demandais s'il n'y avait pas un deuxième chemin dans une approche de la ruse par l'intermédiaire de l'histoire, ce serait du côté de l'historial. La ruse aurait été une chance, assez tôt perdue, non pas dans le petit récit et la débrouillardise au jour le jour, mais dans les grands projets faisant intervenir des méthodes et des techniques qui semblent atteindre aujourd'hui leur limite, en tous cas leur point de réversion, dans le négatif et l'inquiétant. La ruse ne serait-elle pas une potentialité historiale en réserve pour relayer la Raison dans son grand trajet triomphal, glisser la possibilité de plus de modestie, d'intelligence plus minime, peut-être plus intelligente ?
M. D. : Mais je pense que ces grands laboratoires qui fabriquent les Nobel et en même temps les meilleurs produits sont très attentifs à tout ce qu'il y a de chaotique et d'improvisé là où tout devrait être géré. Bien sûr les procédures de vérification sont strictes, mais on peut en privilégier certaines, en inventer. Dans le champ scientifique le plus régulé se manifestent l'inventivité du chercheur et l'activité de jeu dans le calcul. J'entendais parler des physiciens entre eux, ils sont toujours à la recherche de ce qui peut défaire les modèles très rigides qu'ils emploient, les redistribuer, les faire couler dans d'autres…
La ruse débaptisée
A. V. : Ici, deux réactions. D'abord j'en viens à me demander si l'idée d'une disparition de la ruse notamment sous l'effet des coups platoniciens, n'est pas un effet d'optique, et si Platon lui-même ne l'a pas ingérée comme Zeus fait de Mètis ; et si la même chose ne s'est pas produite dans le devenir général de l'intelligence occidentale, qui aurait partout conservé la ruse en la débaptisant ?
M. D. : Je le crois aussi, je vois beaucoup plus nettement les choses de cette manière maintenant qu'il y a vingt ans : le Platon de la fin des Ruses de l'intelligence était alors un « méchant » qui tape sur les doigts de la ruse…
A. V. : Du Sophiste, du stratège, du pêcheur à la ligne !
M. D. : Et il était bon alors de battre sa coulpe et de lancer ses filets pour ramener toute une série de figures ou de formes de pensée qui méritaient apparemment une plus grande attention. Mais, en y revenant aujourd'hui, ce serait intéressant de voir combien, dans le système stoïcien, épicurien, et dans tout le discours qui va suivre, il persiste de ruse.
A. V. : À cette exception près quand même, et à ce moment-là ce ne serait plus une illusion d'optique, que l'essentiel, une sensibilité aux dangers représentés d'avance dans la technocratie aurait été progressivement éliminée, que l'homme aurait donc perdu son sens instinctif du danger (propre aux rusés du type chasseur : Agaguk, Derzou Ouzala) et qu'en emballant la machine technologique et de la pensée, on aurait oublié de potentialiser en même temps la nécessaire comparaison de l'avancée avec le but, et la nécessaire rétroaction de cette comparaison.
M. D. : L'avancée technologique va par phases. Nous sommes à la fin d'une phase où existait cette façon d'éclipser l'autre versant, qui en comporte d'ailleurs toute une série d'autres. Mais le changement technologique est aussi de l'invention qui ne trouve pas sa position achevée, et qui constamment se déséquilibre pour mieux trouver la faille, entrer dans un système autre, composer, compenser.
Complicité de la ruse et de la raison
A. V. : Une autre direction m'intéresse, paradoxale, une complicité que la ruse semble entretenir avec la raison, pour ceci que, même quand elle commence à être répudiée au nom d'impératifs éthiques, déjà dans le Philoctète, elle est « ce qui permet de sortir de la pire situation », donc une activité dotée de finalité, d'un Mieux, de cette grande finalité méliorative qui ne va plus cesser d'éblouir l'Occident. Si la raison est elle-même guidée par le principe du Mieux, la distinction entre ruse et raison ne devient-elle pas un artifice de la raison à son propre profit ?
M. D. : Dans la ruse, il y a des formes de rationalité. Calcul et raison ont partie liée. Et le partage qu'un philosophe a pu faire à l'intérieur d'un système n'a pas valeur pour la définition de la ruse en elle-même. L'art de calculer, de se déployer dans les configurations les plus ténues d'un espace, c'est alors non seulement mètis et noûs mais aussi phronêsis, prohairesis, argumentation…
A. V. : Finalement vois-tu la ruse pencher plutôt du côté d'une opération intellectuelle, d'une disposition affective, ou d'un compromis des deux ?
M. D. : On dit bien « avoir l'intelligence d'une situation » ; à la fois la sentir, et en esquisser toute la singularité (pas forcément sur une feuille de papier). Un mixte qui peut mettre tout l'accent sur des formes conceptuelles, formalisées, raisonnées. Les sceptiques par exemple sont très rusés, car ce sont eux qui font les meilleures objections et élaborent les meilleurs pièges à prendre les philosophes. Faire les objections idéales, c'est forcément entrer idéalement dans le champ de la situation. Et c'est au philosophe alors de comprendre et de se ressaisir.
A. V. : Je me demandais, peut-être naïvement, si le caractère global de la ruse et de cette intelligence dont la ruse et la raison ne seraient qu'aspects, n'était pas finalement un modèle général de l'agir. La ruse serait le chaînon longtemps manquant dans le modèle de l'agir en général.
M. D. : L'agir comme comportement général de l'être humain dans son milieu… Ce serait séduisant… presque biologique alors, un fondement fort et élémentaire, vital ou animal. Il est vrai qu'on peut toujours imaginer quelque Élysée lointain pour une population d'êtres inactifs, mais je ne connais pas de société qui se prive totalement de formes d'action.
Procedencia: http://pierre.campion2.free.fr/detienne_villani.htm