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"Pourquoi les cultures de la Grèce antique ou de l'ancien Israël continuent-elles d'irriguer la pensée contemporaine alors que les civilisations de l'Egypte (ou de la Mésopotamie) nous paraissent comme mortes, en tout cas étrangères et sans incidence réelle sur notre propre culture ?
Le grand égyptologue allemand Jan Assmann, dans un livre paru en 1992 et enfin traduit en français, tente d'apporter une réponse dont on devine qu'elle ne peut se réduire à des concepts simples. Cela explique l'importance de la première partie, consacrée aux fondements théoriques de la démarche, qui emprunte au sociologue français Maurice Halbwachs (1877-1945) les notions essentielles de "mémoire collective" et de "construction sociale du passé", à partir desquelles Assmann élabore les concepts de "figures-souvenirs", de "mémoire communicationnelle" ou de "mémoire culturelle".
Mais c'est de Lévi-Strauss que provient une autre idée-force du livre : l'opposition entre sociétés "froides", qui annulent "de façon quasi automatique l'effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur équilibre et leur continuité", et les sociétés "chaudes", qui manifestent un "besoin irrépressible de changement".
Les trois cultures placées au centre du livre (même s'il aborde à l'occasion la Mésopotamie, les Hittites, la Perse, l'Inde ou la Chine) ont en commun d'avoir su constituer des collections de livres. C'est vrai de façon éclatante pour la Grèce ou pour Israël, mais l'Egypte n'en est pas dépourvue (avec cette particularité que son écriture est restée indéchiffrable pendant quatorze siècles, jusqu'à la découverte de Champollion en 1822). Pourtant, tandis qu'Israël (avec le canon des Ecritures fixé dès l'époque hellénistique) et la Grèce (grâce aux savants d'Alexandrie) entreprenaient de canoniser leur littérature non pour la figer mais pour la stabiliser et en faire une base assurée de commentaires, la civilisation égyptienne, à la même époque ou peu avant, canonisait son corpus textuel en le pétrifiant. Et ce au sens propre, dans le temple égyptien tardif, celui d'époque gréco-romaine, dont elle faisait, par l'architecture et le décor, la mémoire d'une tradition désormais immuable.
A la mémoire chaude des juifs ou des Grecs, pour qui l'injonction "souviens-toi" constitue à la fois un impératif de l'identité collective (sans mémoire, les juifs en exil à Babylone se seraient fondus dans les populations indigènes) et un point de départ pour une compréhension du passé et du présent, Assmann oppose la mémoire froide de l'Egypte, qui se borne à consigner. La mémoire chaude, qui est à l'origine de l'histoire, repose sur un lien indissoluble entre l'explication des événements et la notion de justice et de faute : la faute justifie le malheur, le succès découle du respect du contrat avec Dieu. Cette mémoire chaude n'a donc rien à voir avec les annales royales, égyptiennes ou assyriennes, qui enregistrent une chronologie pour établir des généalogies, non pour donner un sens à une histoire en mouvement.
Le grand égyptologue allemand Jan Assmann, dans un livre paru en 1992 et enfin traduit en français, tente d'apporter une réponse dont on devine qu'elle ne peut se réduire à des concepts simples. Cela explique l'importance de la première partie, consacrée aux fondements théoriques de la démarche, qui emprunte au sociologue français Maurice Halbwachs (1877-1945) les notions essentielles de "mémoire collective" et de "construction sociale du passé", à partir desquelles Assmann élabore les concepts de "figures-souvenirs", de "mémoire communicationnelle" ou de "mémoire culturelle".
Mais c'est de Lévi-Strauss que provient une autre idée-force du livre : l'opposition entre sociétés "froides", qui annulent "de façon quasi automatique l'effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur équilibre et leur continuité", et les sociétés "chaudes", qui manifestent un "besoin irrépressible de changement".
Les trois cultures placées au centre du livre (même s'il aborde à l'occasion la Mésopotamie, les Hittites, la Perse, l'Inde ou la Chine) ont en commun d'avoir su constituer des collections de livres. C'est vrai de façon éclatante pour la Grèce ou pour Israël, mais l'Egypte n'en est pas dépourvue (avec cette particularité que son écriture est restée indéchiffrable pendant quatorze siècles, jusqu'à la découverte de Champollion en 1822). Pourtant, tandis qu'Israël (avec le canon des Ecritures fixé dès l'époque hellénistique) et la Grèce (grâce aux savants d'Alexandrie) entreprenaient de canoniser leur littérature non pour la figer mais pour la stabiliser et en faire une base assurée de commentaires, la civilisation égyptienne, à la même époque ou peu avant, canonisait son corpus textuel en le pétrifiant. Et ce au sens propre, dans le temple égyptien tardif, celui d'époque gréco-romaine, dont elle faisait, par l'architecture et le décor, la mémoire d'une tradition désormais immuable.
A la mémoire chaude des juifs ou des Grecs, pour qui l'injonction "souviens-toi" constitue à la fois un impératif de l'identité collective (sans mémoire, les juifs en exil à Babylone se seraient fondus dans les populations indigènes) et un point de départ pour une compréhension du passé et du présent, Assmann oppose la mémoire froide de l'Egypte, qui se borne à consigner. La mémoire chaude, qui est à l'origine de l'histoire, repose sur un lien indissoluble entre l'explication des événements et la notion de justice et de faute : la faute justifie le malheur, le succès découle du respect du contrat avec Dieu. Cette mémoire chaude n'a donc rien à voir avec les annales royales, égyptiennes ou assyriennes, qui enregistrent une chronologie pour établir des généalogies, non pour donner un sens à une histoire en mouvement.
"Figure-souvenir"
Si le lecteur peut peiner à lire la partie théorique, quoiqu'elle soit nourrie d'exemples concrets toujours éclairants, les quatre chapitres de la seconde partie, plus directement consacrés aux trois civilisations, emportent la conviction, tant ils abondent en formules justes et frappantes. Assmann met en évidence combien l'Egypte a canonisé ses arts figuratifs et leur grammaire "au service de la répétabilité, non de la prolongeabilité (c'est-à-dire de la variation maîtrisée des règles)". C'est ainsi que "tous les grands temples construits durant la période gréco-romaine peuvent être vus comme les variantes d'un type unique dont le temple d'Horus à Edfou serait la réalisation la plus complète". Or le plan de ces temples traduit un profond sentiment de menace, qui s'exprime ailleurs, dans les textes tardifs, par une xénophobie exacerbée. Dans le même temps, l'écriture hiéroglyphique, écriture sacerdotale aussi ésotérique que le savoir qu'elle codifie, conduit à une cléricalisation de la culture, à sa sacralisation. C'est certes par ce moyen que l'Egypte, seule région du Proche-Orient hellénisée, a pu survivre à la "rupture culturelle majeure provoquée par l'hellénisation", mais elle n'a pas su fonder sur cette tradition canonisée une culture exégétique qui aurait permis de lui conserver un sens jusqu'à aujourd'hui.
Il en va tout autrement d'Israël et de la Grèce, même si leurs exemples diffèrent largement sur des points essentiels. Israël a créé "la religion au sens fort", estime Assmann, qui se dresse telle un "mur d'airain" entre le peuple et les cultures environnantes. La religion devient résistance, et le passé, réel ou supposé - ce qu'Assmann nomme une "figure-souvenir" - fonde la mémoire collective. Mais l'historiographie ainsi constituée ne vise pas à fournir de simples points de repère dans la succession répétitive du temps, elle est chargée de sens ; elle "se sémiotise, cesse d'être triviale". "Les événements sont des manifestations de la puissance divine", qui peut se traduire aussi bien par le châtiment que par le salut. C'est de cette façon que naît en Israël une histoire charismatique, où tout ce qui advient "devient lisible à la lumière de (...) l'alliance" conclue entre Dieu et son peuple. L'histoire n'est pas simple curiosité, elle "relève du travail civilisateur opéré sur l'homme".
Si Israël apporte un élément fondamental (le souvenir sémiotisé), les Grecs introduisent nombre de nouveautés essentielles. Eux aussi eurent le souci de canoniser des textes, c'est-à-dire de les stabiliser, mais chez eux point d'écritures saintes : comme l'observait déjà Flavius Josèphe au Ier siècle de notre ère, alors que les juifs se contentent de 22 livres "qui contiennent les annales de tous les temps" et sont cohérents entre eux (du moins le croit-il), les Grecs disposent d'innombrables livres qui se contredisent.
Or c'est bien de cette polyphonie discordante que naît une pratique fondamentale aux yeux d'Assmann pour qu'une culture reste vivante : l'hypolepse. Sur un corpus de textes stabilisés (chaque lecteur a sous les yeux le même texte d'Homère, de Platon ou d'Euripide), chacun introduit le doute que lui inspire sa propre recherche de la vérité. Les textes, contradictoires, invitent en quelque sorte à la joute, à l'agôn, notion centrale dans l'hellénisme : on entre dans une culture du conflit, une "intertextualité agonistique" pour reprendre une expression d'Heinrich von Staden. En ce sens, le discours "hypoleptique" consiste à repartir de ce qu'ont dit les prédécesseurs afin d'approcher la vérité, avec la conscience de l'impossibilité de pouvoir jamais y parvenir.
On est ici aux antipodes de la conception égyptienne, où l'écrit est ancré "dans les institutions de la cohérence rituelle, dont le principe est la répétition, non la variation disciplinée". A partir de la tradition canonique, Israël et les Grecs ont fondé le commentaire, l'Egypte la vénération rituelle. Là sans doute repose toute la différence".
Il en va tout autrement d'Israël et de la Grèce, même si leurs exemples diffèrent largement sur des points essentiels. Israël a créé "la religion au sens fort", estime Assmann, qui se dresse telle un "mur d'airain" entre le peuple et les cultures environnantes. La religion devient résistance, et le passé, réel ou supposé - ce qu'Assmann nomme une "figure-souvenir" - fonde la mémoire collective. Mais l'historiographie ainsi constituée ne vise pas à fournir de simples points de repère dans la succession répétitive du temps, elle est chargée de sens ; elle "se sémiotise, cesse d'être triviale". "Les événements sont des manifestations de la puissance divine", qui peut se traduire aussi bien par le châtiment que par le salut. C'est de cette façon que naît en Israël une histoire charismatique, où tout ce qui advient "devient lisible à la lumière de (...) l'alliance" conclue entre Dieu et son peuple. L'histoire n'est pas simple curiosité, elle "relève du travail civilisateur opéré sur l'homme".
Si Israël apporte un élément fondamental (le souvenir sémiotisé), les Grecs introduisent nombre de nouveautés essentielles. Eux aussi eurent le souci de canoniser des textes, c'est-à-dire de les stabiliser, mais chez eux point d'écritures saintes : comme l'observait déjà Flavius Josèphe au Ier siècle de notre ère, alors que les juifs se contentent de 22 livres "qui contiennent les annales de tous les temps" et sont cohérents entre eux (du moins le croit-il), les Grecs disposent d'innombrables livres qui se contredisent.
Or c'est bien de cette polyphonie discordante que naît une pratique fondamentale aux yeux d'Assmann pour qu'une culture reste vivante : l'hypolepse. Sur un corpus de textes stabilisés (chaque lecteur a sous les yeux le même texte d'Homère, de Platon ou d'Euripide), chacun introduit le doute que lui inspire sa propre recherche de la vérité. Les textes, contradictoires, invitent en quelque sorte à la joute, à l'agôn, notion centrale dans l'hellénisme : on entre dans une culture du conflit, une "intertextualité agonistique" pour reprendre une expression d'Heinrich von Staden. En ce sens, le discours "hypoleptique" consiste à repartir de ce qu'ont dit les prédécesseurs afin d'approcher la vérité, avec la conscience de l'impossibilité de pouvoir jamais y parvenir.
On est ici aux antipodes de la conception égyptienne, où l'écrit est ancré "dans les institutions de la cohérence rituelle, dont le principe est la répétition, non la variation disciplinée". A partir de la tradition canonique, Israël et les Grecs ont fondé le commentaire, l'Egypte la vénération rituelle. Là sans doute repose toute la différence".
Maurice Sartre
LA MÉMOIRE CULTURELLE. ECRITURE, SOUVENIR ET IMAGINAIRE POLITIQUE DANS LES CIVILISATIONS ANTIQUES (DAS KULTURELLE GEDÄCHTNIS) de Jan Assmann. Traduit de l'allemand par Diane Meur. Aubier, "Collection historique", 372 p., 30 €.
Crítica publicada en Le Monde, viernes 8 de enero de 2010, p. 10